Comment s'approprier le mot "honneur" pourtant si galvaudé ?
Question d'origine :
Est-ce que le mot 'honneur' a trop d'histoire et de connotations pour que l'on puisse vraiment l'utiliser pour en 'forger/en créer' notre propre définition personnelle et subjective pour se valoriser personnellement?
Réponse du Guichet
Vous pouvez absolument redéfinir l'honneur afin d'élaborer votre code de conduite personnel. Au regard des multiples sens qu'a pu prendre la notion dans l'histoire et selon les cultures, vous n'aurez d'ailleurs pas le choix.
Bonjour,
En tant que locuteur de la langue vivante qu'est le français, vous avez absolument le droit de redéfinir les termes que vous employez, conformément à votre sensibilité et à votre éthique !
Cela paraît même nécessaire quand il s'agit d'un mot aussi usé et chargé de significations dépassées et contradictoires que le mot honneur - voyez déjà le nombre de significations qu'en donne le CNRTL :
I. − Au sing.A. −1. Principe moral d'action qui porte une personne à avoir une conduite conforme (quant à la probité, à la vertu, au courage) à une norme sociale et qui lui permette de jouir de l'estime d'autrui et de garder le droit à sa dignité morale. [...]
− Homme d'honneur. Homme vertueux, probe, intègre, courageux, qui ne transige pas avec les lois les plus strictes de la morale. Est-on un homme d'honneur quand on a dans sa vie une de ces actions qui font rougir quand on est seul? Un homme d'honneur quand on a fait de ces choses que personne ne vous reproche, que rien ne punit, mais qui vous ternissent la conscience?... (Goncourt, R. Mauperin,1864, p. 203).
♦ [Formule de serment] Foi, parole d'homme d'honneur, p. ell. du déterminé d'homme d'honneur ou d'honneur. Foi d'homme d'honneur, je le ferai (Ac.). Comment trouvez-vous la pièce? − Charmante. − Vrai? − D'honneur (Restif de La Bret., M. Nicolas,1796, p. 24).Région. (Belgique, Canada). − Ma foi d'honneur, on dirait presquement que le père Didace le respecte (Guèvremont, Survenant,1945, p. 68).
2. En partic. [En parlant d'une femme] Synon. de honnêteté, pudeur.[...]
B. − P. méton.1. Bien moral dont jouit une personne dont la conduite (conforme à une norme valorisée socialement) lui confère l'estime des autres et lui permet de garder le sentiment de sa dignité morale. Ils [deux plaideurs] engagent leur droit, leur parole, leur serment, leur honneur enfin, puisque droit et dignité ou honneur sont synonymes (Proudhon, Guerre et Paix,1861, p. 201) :
[...] Rem. L'honneur dans cette accept. semble être une qualité spécifiquement masculine, la docum. n'atteste que de rares emplois concernant les femmes.
SYNT. Conserver, engager, garder, perdre, recouvrer, sacrifier son honneur; attaquer, blesser, flétrir l'honneur de qqn; se porter garant de l'honneur de qqn; porter atteinte à l'honneur de qqn; faire appel, rendre l'honneur à qqn; compromettre, défendre, engager, laver, sauvegarder, sauver, venger son honneur/l'honneur de qqn; l'honneur est sauf; engagement, question d'honneur.
[...]
− Point d'honneur. Ce qui est essentiel quant à la dignité d'une personne et à l'estime qui lui est due. Prendre tout au point d'honneur; se faire un point d'honneur de qqc. Il y a un point d'honneur chez les femmes de marins, et il est très rare qu'elles se conduisent mal en l'absence de leurs maris (Feuillet, Veuve,1884, pp. 18-19).Je ne lui ai pas caché que j'avais mon doctorat mais je lui ai bien fait comprendre que je n'étais pas un intellectuel et que je ne rougissais pas de faire un travail de copiste et que je mettais mon point d'honneur dans l'obéissance et la discipline la plus stricte (Sartre, Mains sales,1948, 3etabl., 1, p. 62).
[...]
♦ Assurer, jurer, promettre sur l'honneur de qqn, p. ell. sur l'honneur. Je l'atteste sur l'honneur (Ac.). Je vous en réponds sur mon honneur (Ac.). Strozzi : Ainsi, Luisa, pas de condition infâme? Luisa : Rien, mon père, rien, sur l'honneur de la famille!... (Dumas père, Lorenzino,1842, IV, 3, p. 262).Je te crois en danger, et sur l'honneur je ne dormirai plus tranquille (Fromentin, Dominique,1863, p. 142).
♦ En honneur (vieilli). Florimont : ... si je trouvais une femme comme il faut... Aromate : Tu l'épouserais? Florimont : Sur-le-champ. Aromate : Sérieusement? Florimont : En honneur (Dumas père, Noce et enterrement,1826, 5, p. 82).
b) Loc. verb.
− Perdre d'honneur qqn. Ôter toute l'estime, toute la considération dont jouit une personne. Il irait disant partout que je suis jaloux, et cela me perdrait d'honneur (Dumas père, Mari Veuve,1832, I, 8, p. 122).
− Piquer d'honneur qqn. Persuader une personne que sa dignité est en jeu (à faire ou non quelque chose). Il n'y a pas encore de majorité; les partis se balancent. Voyez d'abord Monsieur de Lurcy, tâchez de le piquer d'honneur (Leclercq, Prov. dram., Élect., 1835, p. 332).
♦ Se piquer d'honneur. Faire preuve dans l'accomplissement d'une tâche, d'une attention, d'un soin plus grand que de coutume. La Bruyère (...) se piqua d'honneur, et voulut que son discours [à l'Académie] comptât et fît époque dans les fastes académiques (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 1, 1861, p. 140).
− [Lors d'une compétition sportive] Sauver l'honneur. Obtenir tardivement un résultat honorable en marquant un but, des points lors d'une rencontre qui s'est déroulée au désavantage d'une équipe, d'un joueur. Battus nous avons du moins sauvé l'honneur en marquant un but (Rob.).
[...]
2.a) [En parlant d'une collectivité, d'une nation, d'un groupe social, d'une profession] Dignité que confère l'observation de principes déterminés (par le groupe considéré). L'honneur de la France, de l'humanité, de la nation; l'honneur de la magistrature, du métier, professionnel; l'honneur d'une famille, d'un nom, d'une maison. [...]
b) En partic. [En parlant d'une femme] Dignité que confère une conduite sexuelle conforme à une norme valorisée socialement (chasteté, fidélité dans le mariage). Ravir l'honneur à une femme. Gardien de l'honneur de ma nièce, j'aurais étranglé son amant avec la complicité du jeune Bernard Ancelot qui tenait les pieds de la victime (Aymé, Travelingue,1941, p. 244) :
[...]
C. −1. Considération que l'on accorde à une personne qui s'est distinguée par ses qualités morales, par des actions, des attitudes valorisées socialement. Acquérir, briguer de l'honneur; action qui fait honneur à qqn; jour de gloire et d'honneur. J'ai pensé m'y casser le cou [à Vaucluse] en voulant grimper sur une montagne où les voyageurs ne vont jamais et où le guide a refusé de me suivre. Je suis venu à mon honneur, mais non sans danger (Chateaubr., Corresp., t. 1, 1802, p. 73).Mon idéal suprême N'était pas l'inouï bonheur, En aimant, d'être aimé moi-même, Mais d'en mourir avec honneur (Sully Prudh., Vaines tendr.,1875, p. 152).On peut (...) dire que c'est à lui que revient l'honneur d'avoir proposé le premier projet sérieux fixant les semaines (Chauve-Bertrand, Question calendrier,1920, p. 107) :
[...]
− Pour l'honneur. Sans en tirer d'avantages, de bénéfice matériel ou financier; pour en retirer de la considération. J'ai eu la maladresse, selon mon habitude, de combattre l'opinion du lieu et de faire de l'opposition pour l'honneur (Amiel, Journal,1866, p. 176).Combien d'abonnements? − Cinq. − Cinq! Que cinq, un jour où il fait du soleil! Nous allons faire un journal pour l'honneur tout à l'heure? (Goncourt, Ch. Demailly,1860, p. 29).
2. Expr. et loc.a) Subst. + d'honneur. Qui procure de la gloire, de la considération.
♦ Baroud* d'honneur.
♦ Champ d'honneur, lit d'honneur (vx). Champ de bataille. Liste des morts au champ d'honneur. Celle qui vivait d'oraison, Un soir de peine − il faut qu'il faille! − Elle fut grue, et ce bagnard Au champ d'honneur eut la médaille : Il n'est vertu que de hasard! (Muselli, Ball. contrad.,1941, p. 108) :
[...]
b) Loc. verb.
− Sortir, se tirer d'une situation difficile avec/à son honneur. Sortir, se tirer d'une situation difficile sans perdre la face, avec succès. Je lui avais dit, que j'avais fait une épreuve par ma conduite avec Sara, dont elle ne s'était pas tirée à son honneur; qu'elle avait l'âme dure, et que j'étais revenu de mes sentiments pour elle (Restif de La Bret., M. Nicolas,1796, p. 147).
− Être, mettre en honneur. Être apprécié, faire apprécier; être très considéré, entourer de considération. Mettre les lettres, les sciences, la vertu en honneur. La biroulade est un festin de châtaignes rôties qu'on mouille de vin blanc, et qui est en grand honneur dans les Cévennes (Malot, Sans fam.,1878, p. 68).
[...]
D. −1. Marque de respect, d'estime; manifestation extérieure qui rend témoignage de la considération, de l'admiration qu'on porte à une personne; privilège accordé à quelqu'un pour le distinguer, lui donner des marques de considération. [...]
Le mot honneur s'est ainsi chargé des significations les plus diverses : des sens moraux cités ci-dessus, aux très triviales et administratives attestations sur l'honneur, en passant par l'attribution de médailles (voir légion d'honneur) ou encore par la très sinistre notion de crime d'honneur, euphémisme assez douteux pour désigner un féminicide... difficile de s'y retrouver.
Il faut dire que comme de nombreuses notions abstraites, ce qui a été considéré comme conforme à l'honneur a énormément varié au cours des siècles et dans les différentes cultures. Il a toutefois toujours ceci de particulier, qui le différencie du sentiment moral, qu'il engage notre relation avec la société dans laquelle nous vivons. A l'entrée Honneur de l'encyclopédie Universalis, consultable en ligne grâce à votre abonnement BmL, on peut ainsi lire :
Parce que l'honneur est le miroir de la société, et un miroir embellissant, l'honneur est un concept qui varie selon les temps, selon les lieux, selon les personnes. Le comportement d'honneur n'est pas le même pour l'homme et pour la femme. À l'un les actions viriles, la bravoure, le courage. À l'autre la pureté sexuelle, la chasteté, la modestie ; les joues qui s'empourprent prouvent la niaiserie de l'un, la vertu de l'autre. À une époque où celui qui avait le pouvoir, qui décidait, était avant tout un guerrier, où les temps étaient durs et où la puissance se conquérait et se gardait à la pointe de l'épée, l'homme d'honneur, c'est le chevalier.
[...]
Lorsque, au XVIe siècle, les humanistes dominent la pensée intellectuelle, lorsque la culture savante l'emporte sur les « coups au cœur » de la culture populaire, alors l'homme d'honneur devient un savant [...].
L'honneur est, en effet – et c'est essentiel –, une qualité qui s'acquiert par la naissance ou le mérite (honneur-vertu ou honneur-préséance des anthropologues), mais surtout qui se perd. Elle se perd à partir du moment où le comportement de celui qui est considéré comme homme d'honneur ne répond plus aux critères fixés par le code de la société dans laquelle il vit. Une « dette d'honneur » se doit d'être honorée, un « serment sur l'honneur » d'être respecté. Comment expliquer la prégnance de ces prescriptions ? La question pécuniaire n'est pas en cause ; le parjure non plus, puisque, à partir du moment où l'on jure, on doit ne pas mentir. Quand on en appelle à l'honneur, on en réfère à un certain code social et moral. Celui qui transgresse ce code, après l'avoir évoqué, s'exclut de facto de sa communauté, il s'excommunie et est excommunié.
Selon le code établi, l'honneur se perd généralement par lâcheté, il se regagne par le courage. C'est un paradoxe, mais il est exact de dire que souvent l'honneur se mesure à l'aune de l'affront. Celui qui reçoit un affront risque d'être déshonoré. Encore faut-il pour que le risque existe que l'affront soit explicite – paroles accompagnées de geste (car on peut toujours interpréter les mots), soufflet ou bras d'honneur... ; qu'il soit fait en présence de témoin qui rendent les faits irrémédiables ; qu'il vienne, enfin, d'un égal.
[...]
L'honneur ne peut être un sentiment moral, car il ne consiste pas à respecter le sujet de moralité en soi, mais à respecter un code élaboré par un groupe social ; car il ne consiste pas à estimer l'individu pour lui-même, mais selon l'estime d'autrui, ce qui peut mener à une parfaite hétéronomie.
C'est pour cette raison que dans la pièce de Corneille, Le Cid, le héros Rodrigue ne peut éviter de commettre une action qu'il réprouve moralement (tuer le père de sa fiancée) sous peine de perdre son honneur.
Hervé Drévillon, dans Qu'est-ce que l'honneur ?, paru en 2014 dans Inflexions, éditions de l'armée de terre, replace le terme dans un idéal militaire, qui met en exergue la relation dynamique entre morale de groupe et valeurs individuelles :
Il est, en effet, un puissant instrument de cohésion grâce auquel un individu s’approprie les valeurs d’un groupe au point d’en faire le mobile de son action. Agir en homme d’honneur, c’est agir en conformité avec une éthique que l’on a faite sienne. Il y a donc autant d’honneurs qu’il y a d’individus, de fidélités et de serments.
L'auteur insiste sur le fait que l'honneur, tout abstrait qu'il soit, ne prend sens que dans ses applications pratiques :
L’honneur n’est pas un code désincarné flottant dans l’univers abstrait des idées. Il se joue, à chaque instant, dans la réponse apportée par chacun à une situation particulière. Il ne trace pas de voie prédéterminée comme le ferait, par exemple, la loi positive avec ses prescriptions et ses proscriptions. Il réside tout entier dans le point d’honneur que chacun résout à sa façon en fonction de l’équation personnelle qui le caractérise. En ce sens, il est une pratique de l’arbitrage entre des injonctions qui peuvent être contradictoires. Dans son appel du 18 juin, de Gaulle invoqua « des raisons qui s’appellent l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie » pour inviter les Français à poursuivre le combat malgré la défaite. Peu de temps après, à l’issue de l’entrevue de Montoire, Pétain déclarait entrer « dans l’honneur » dans la voie de la collaboration .
L'exemple ne saurait être mieux choisi pour montrer à quel point l'honneur, et l'interprétation personnelle qu'on en a, sont déterminants pour orienter nos choix ! A tel point que Kwame Anthony Appiah, dans son essai Le code d'honneur [Livre] : comment adviennent les révolutions morales, fait que ce simple petit mot détermine l'existence ou non de pratiques sociales aussi monstrueuses que le bandage des pieds ou l'esclavage :
L'honneur est un sujet crucial que la philosophie morale contemporaine a trop négligé : l'amour-propre ou respect de soi est essentiel à toute réflexion sur la question de savoir ce qu'est vivre une vie humaine réussie. Il n'est de société possible que grâce à la reconnaissance, ce besoin partagé par chacun que d'autres nous reconnaissent en tant qu'êtres conscients et nous témoignent que nous les reconnaissons. Ce besoin est au fondement des identités sociales. Hier, ce furent des conceptions de l'honneur national qui dictèrent la fin du bandage des pieds, ce furent des conceptions de l'honneur chez des ouvriers très éloignés des plantations du Nouveau Monde qui pesèrent dans l'abolition de l'esclavage moderne. Demain, qu'est-ce qui fera disparaître au Pakistan les crimes d'honneur ?
Il est donc manifeste qu'agir selon l'honneur, c'est toujours agir dans le monde en redéfinissant chaque fois la notion pour l'affermir : l'honneur d’aujourd’hui, en effet, n'est pas celui d'hier, et encore moins celui de demain... la réalité étant par nature imprévisible, la réponse honorable à telle ou telle situation n'est d'ailleurs pas toujours évidente. A cet égard, votre désir de remise en question et d'élaboration d'un code de conduite semble logique.
Voici un choix de documents pour enrichir votre réflexion :
L'honneur des universitaires au Moyen Age [Livre] : étude d'imaginaire social / Antoine Destemberg
L'honneur et la honte en Méditerranée [Livre] / Carmel Cassar ; trad. de l'anglais par Anne-Marie Lapillonne
L'honneur, c'est dire non: [Livre] : place d'un principe dans la société contemporaine / Julie Alev Dilmaç
La fabrique de l'honneur [Livre] : les médailles et les décorations en France (XIXe -XXe siècles) / sous la direction de Bruno Dumons et Gilles Pollet
Arlette Jouanna, Recherches sur la notion d'honneur au XVIème siècle [article], Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine Année 1968 15-4 pp. 597-623
Léon-E. Halkin, Pour une histoire de l'honneur [article], Annales Année 1949 4-4 pp. 433-444
DRÉVILLON, Hervé (dir.) ; VENTURINO, Diego (dir.). Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011
M-L Gélard, H Claudot-Hawad. Honneur. Encyclopédie Berbère, 2000
BADEL, Christophe (dir.) ; FERNOUX, Henri (dir.). Honneur et dignité dans le monde antique. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2023 (généré le 22 avril 2024).
Bonne journée.
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